Lors d'une soirée littéraire consacrée au Miel, j'ai eu l'honneur de dédicacer un exemplaire de mon roman au directeur d'un lieu paradisiaque : l'Arboretum d'Aubonne. En échange de quoi, il m'a tendu un très beau texte de Luc Weibel où j'étais mentionné, en me permettant courtoisement de le disséminer. Ce que je fais avec grand plaisir.


LE RUCHER DE MON PÈRE

La récolte du miel est promesse de douceur, mais attention aux piqûres ! C’est un avertissement dont je n’eus garde de tenir compte, un jour qu’enfant, attire par d’entêtants bourdonnements, je me penchai sur la tablette en pente d’une ruche, garnie de grains de sable pour faciliter l’atterrissage des abeilles. Ils étaient si mignons, ces petits insectes que je voyais prendre leur envoi : je ne pus résister à l’envie de les prendre dans la main. J’ai Fair de vous raconter un souvenir d’enfance, mais à vrai dire je suis en pleine fabulation. Je ne me souviens pas de cet épisode, mais on me l’a si souvent raconte que je suis sur de 1’avoir vécu. II parait qu’on m’avait entendu crier, que j’avais couru en larmes vers ma mère. Mon visage en était si enfle qu’on ne voyait presque plus mes yeux.
Perdre la vue par amour des abeilles ! Heureusement j’en fus quitte pour trois jours de lit. - Je viens d’apprendre qu’un des savants qui ont le plus contribue à la connaissance de la vie des ruches, François Huber, était aveugle. A la fin du XVIIIe siècle, il avait imaginé des procédés d’observation particulièrement ingénieux, et les avait mis en œuvre grâce à la collaboration de sa femme et d’un domestique…
Mais l’amour des abeilles a d’autres effets. L’Antiquité croyait que l’humain dont les abeilles effleuraient les lèvres était destiné à devenir poète. Peut-être que, sans le savoir, j’étais en quête de ce sacre en me penchant sur une des ruches du verger familial. Ce souvenir s’est effacé de ma mémoire, mais j’en ai d’autres qui sont bien présents. C’est un fait que mon père était apiculteur et que toute mon enfance a été accompagnée par le déroulement de cette activité singulière. Je revois surtout le « garage » qui en était pour ainsi dire le laboratoire : il y préparait les cadres dont il munissait les « hausses » (un mot que j’avais oublié), le soufflet dont la fumée - produite par la combustion de fragments de toile de jute - était supposée décourager les abeilles défendant leur ruche. C’est qu’il fallait se défendre contre leur juste courroux, et dans cette vue mon père revêtait une grande voilette censée le protéger. Pour autant il ne sortait jamais indemne de ses récoltes, et avec le temps l’effet des piqûres qu’il subissait s’était même aggrave. Pauvre papa ! Une fois les rayons gorges de miel rapportés « au garage » commençait un cérémonial immuable. Au moyen de lames dûment chauffées, il fallait les débarrasser de leurs « opercules ». Les rayons étaient ensuite places dans un cylindre. On les faisait tourner en actionnant une manivelle - de plus en plus vite. Opération des plus grisantes, mais un peu Énigmatique. Je ne comprenais pas bien comment il se faisait que le miel s’extrayait des « alvéoles », se portait sur les parois de l’appareil, et se rassemblait ensuite en une masse compacte au fond de la machine. Quel moment ! Quel bruit ! Et surtout quelle odeur ! Celle du petit réchaud a alcool se mêlait a celle de la cire et du miel que nous ne nous privions pas de recueillir au bout de nos doigts pour les lécher avec gourmandise ! De cette production artisanale nous appréciions le résultat : ces beaux « pots de miel » que mon père serrait dans une armoire - le seul endroit « propre » du garage, du point de vue de l’économie domestique du temps - inutile de dire que ma mère ne mettait jamais les pieds dans cet antre de Vulcain. Nous étions tous surpris de les retrouver sur la table du petit-déjeuner. J’aimais les tartines « au miel », d’abord le miel coulant que nous avions vu au garage, puis le miel cristallise de l’hiver : nous l’aimions moins. Et puis il y avait cette curiosité : un petit gâteau de « miel en rayon », auquel la cire donnait un goût particulièrement relevé, et qu’on pouvait mâcher comme une sorte de « chewing-gum ». Pour dire la vérité, cette consommation était vite lassante. Non, le grand moment du miel, c’était bien sa récolte, et le tournoiement de l’appareil extracteur, dans le garage aux hautes baies, dont les vitres longiformes ne permettaient guère de voir le paysage extérieur. Avec ses odeurs de peinture et de térébenthine, ses toiles d’araignée, sa poussière immémoriale, ses outils témoins d’activités depuis longtemps abandonnées, le garage formait un monde en soi, séparé de son environnement. Comme tel, il convenait bien à mon père, qui était peu bavard, et préférait au commerce des humains la conversation des abeilles et le langage des fleurs. J’ignorais à cette époque que 1' apiculture n’était pas seulement le hobby de quelques originaux épris de nature et de bricolage, et qu’elle avait sa place dans l’histoire de la culture - dans tous les sens du terme. Un livre récent nous en apporte le témoignage. Intitule L’âne et l 'abeille, il est dû à Grilles Lapouge, un journaliste et un essayiste qui fut longtemps collaborateur de France Culture. Outre une quantité d’informations tout à fait surprenantes, cet ouvrage est écrit avec un humour assez rare dans les lettres françaises, et qui est coutumier à l’auteur. D’une plume ailée, il nous promène dans les jardins de la philosophie et de la mythologie, nous renvoyant a Virgile, qui a I’époque d’Auguste a consacré tout un livre de ses Géorgiques a l’art d’élever les abeilles.
Ce qu’il ne nous dit pas, c’est qu’il existe de ce poème une traduction de Maurice Chappaz, parue en 1954 à Lausanne, plusieurs fois rééditée. L’auteur Fa dotée d’une préface ou il regrette la fin de la civilisation paysanne - qu’il observait tout particulièrement dans son Valais natal. II a cette phrase qui pourrait s’appliquer à la lettre à l’état de « civilisation » ou nous sommes parvenus aujourd’hui :
« Le frémissement formidable des villes envahit l’individu et réduit en poussières tous ceux qui n’appartiennent pas aux métiers conquérants ou n’émergent pas aux postes créateurs-destructeurs. Les maîtres, les guides de ce monde eux-mêmes souffrent. » Son regret rejoint l’esprit qui anime plusieurs films ou les abeilles jouent un rôle. On pense bien sur a L’Apiculteur de Theo Angelopoulos (1986), dont le personnage principal était incarné par Marcello Mastroianni. Le même titre a été donne à l’œuvre d’un cinéaste kurde, Mano Kahlil, qui évoque le destin d’un apiculteur « en grand » - il gérait au Kurdistan 500 colonies d’abeilles - oblige de se réfugier en Suisse ou cette activité n’est pas un métier mais un hobby (selon le supplément « Sortir » du Temps de février 2014). Le Moyen Orient et le Sud-Ouest européen semblent maintenir aux abeilles une place importante dans leur économie traditionnelle, comme en témoigne aussi le roman récent de Slobodan Despot, Le miel, qui se situe dans les montagnes de Bosnie.
Ainsi les abeilles que j’ai rencontrées dans mes premières années me lancent aujourd’hui dans de nouvelles pistes de réflexion. Les voilà liées au destin dramatique de pays naguère voués a l’idylle rurale - ou fleurit aujourd’hui trop souvent la guerre.
Luc Weibel

RÉFÉRENCES
Virgile, Les Géorgiques, version française de Maurice Chappaz et Eric Genevay (1954),
Albeuve, éditions Castella, 1983.
Gilles Lapouge, L’âne et l’abeille, Paris, éditions Albin Michel, 2014.
Slobodan Despot, Le miel, Paris, éditions Gallimard, 2014.
Films :
L’Apiculteur de Theo Angelopoulos, 1986.
L’Apiculteur de Mano Kahlil, 2013.